mercredi 6 avril 2016

A quoi bon faire ressembler le robot à un humain?



Dur de créer un robot à l’apparence humaine

Si les roboticiens arrivent à fabriquer des personnages réalistes, leurs mouvements restent encore très imparfaits. Ces machines à l’image de l’homme ne trompent personne.

En bref :
Ce qu’on sait faire :
  • Un visage ressemblant (forme, peau, yeux, cheveux)
  • Plusieurs expressions du visage
  • Un corps ressemblant, mais peu mobile
Ce qu’on ne sait pas faire :
  • Un robot qu’on ne distingue pas de l’homme
  • Un robot qui se déplace
  • Un robot qui reproduise l’intégralité des mouvements de l’homme
Les progrès qu’il reste à faire :
  • Améliorer la subtilité des expressions du visage
  • Améliorer la fluidité des mouvements
  • Créer des mains capables de saisir des objets comme des mains humaines

https://youtu.be/FL_tZxRqIys
 
A première vue, il s’agit de l’actrice américaine Scarlett Johansson. Les cheveux blonds, les lèvres brillantes, le teint frais : tout y est. Mais il suffit qu’elle entrouvre la bouche pour comprendre le subterfuge : quand cette Scarlett Johansson s’anime, sa nature de robot ne fait plus de doute. Ses mouvements sont légèrement saccadés, les expressions de son visage imparfaites, et malgré ses traits réalistes et son joli sourire, cette machine, dévoilée début avril par son designer honkongais Ricky Ma, ne trompe personne.

Ainsi, malgré les impressionnants progrès de la robotique, le vieux fantasme d’une machine à l’image de l’homme n’est pas encore au rendez-vous. Du Japon aux Etats-Unis, en passant par Hongkong ou Singapour, plusieurs roboticiens tentent de fabriquer des machines ressemblant à s’y méprendre à l’homme, capables d’imiter ses mouvements et ses expressions, à défaut d’être en mesure de simuler son intelligence.
« L’apparence, ce n’est pas très compliqué », assure Nadia Thalmann, chercheuse canado-suisse à la Nanyang Technological University de Singapour. « Mais quand le robot doit bouger, c’est une autre affaire. » Et elle en sait quelque chose : elle travaille depuis quelques années sur Nadine, un robot qui a adopté ses propres traits, et dont le but est d’être un « compagnon ». Nadine peut participer à une discussion, se souvenir des informations acquises à cette occasion et changer « d’humeur » en fonction de la tournure du dialogue.
Pour fabriquer un robot à l’allure aussi réaliste que Nadine, il a fallu mouler le visage et le corps de Nadia Thalmann et faire fondre une silicone spéciale pour réaliser « l’enveloppe » posée sur le squelette. « C’est manuel, coûteux et ça prend du temps », souligne la chercheuse, qui estime à 300 000 euros le coût d’un tel objet. Malgré cette enveloppe très réussie, les mouvements de Nadine sont encore un peu saccadés ou trop lents, et trahissent au premier regard sa nature de robot. « Une enveloppe réaliste implique qu’il y ait une continuité dans les déformations du corps. Il faut que le squelette du robot transmette à la peau l’information de se déformer selon les cas, comme pour changer l’expression du visage », explique la scientifique. Ce qui n’est pas évident :
« Quand nous éprouvons une émotion, la peau de notre visage se plisse, mais il y a aussi des muscles, des tendons, des ligaments qui entrent en jeu… Les moteurs sont l’équivalent des muscles, mais plus on a de moteurs sur un visage, plus la gestion est compliquée. »
Le visage de Nadine est composé de 27 moteurs, ce qui est insuffisant pour mimer toute la nuance des expressions humaines. « Plus on a de moteurs, plus la correspondance peut fonctionner. Mais plus on a de moteurs, plus la gestion est complexe, d’autant plus que cela doit être fait en temps réel ! » D’autres robots, dont Eva, « qui n’était qu’une tête » sur lequel elle avait travaillé avant Nadine, disposent de davantage de moteurs (32) et d’expressions plus nombreuses et subtiles, bien qu’encore imparfaites. C’est que les expressions humaines ne dépendent pas uniquement des mouvements du visage, mais aussi, par exemple, de l’humidification de l’œil ou du rougissement de la peau.
Il n’y a pas que le visage qui pose problème. « Quasiment tous ces robots sont assis, ou juste debout. Certains commencent à marcher, mais ils sont tenus, car il ne faut pas qu’ils tombent. Ils sont très lourds, ils pourraient faire des dégâts et se casser », prévient Nadia Thalmann. Réaliser un corps ressemblant et capable d’effectuer des mouvements humains est un défi que personne n’a encore réussi à relever. Aucun robot au gabarit humain ne sait par exemple encore marcher comme l’homme.
Chaque partie du corps représente donc un défi à part entière : les jambes, les bras, la main… « Certains chercheurs ne s’intéressent pas du tout à l’apparence, car ils ont déjà tellement de recherche à faire sur le reste !, rappelle Nadia Thalmann. Certaines personnes travaillent uniquement sur un bras de robot, car rien que cela, ça prend énormément de temps. » La chercheuse tente aujourd’hui à améliorer les mains de Nadia, afin qu’elle soit capable de prendre des objets à la manière d’un humain, un défi, là aussi, complexe.
Celles du robot du Japonais Hiroshi Ishiguro restent quant à elles désespérément immobiles. Ce célèbre roboticien doit sa popularité à son « geminoid », un robot qu’il a conçu à son image, et avec lequel il cultive la ressemblance – coupe de cheveux, lunettes et chemise identique à chaque apparition. A quelques centimètres de distance, il est difficile de distinguer cette main, dont la peau a été moulée sur celle de son créateur, de l’originale. Au toucher néanmoins, aucune ambiguïté possible : si la silicone élastique spéciale utilisée peut tromper la vue, elle ne trompe pas le toucher.
Mais malgré la grande qualité de son apparence, le geminoid, comme les autres, reste collé à sa chaise et bouge très peu en dehors de sa tête. « La structure du corps des hommes est très compliquée, très différente des robots », assure Hiroshi Ishiguro. Il souligne la complexité d’une épaule, qui permet au bras de bouger vers l’avant, l’arrière, sur le côté et d’effectuer une rotation, ce qui nécessite de nombreux moteurs pour un robot, qui doit en plus se passer de la flexibilité permise par les tendons.

L’imperfection de son robot, comme la plupart des plus avancés dans ce domaine, génère un sentiment d’étrangeté chez beaucoup d’humains. Une sensation théorisée par le roboticien Japonais Masahiro Mori en 1970. Selon lui, si une représentation de l’humain se veut ultra-réaliste mais ne l’est pas totalement, alors ce décalage génère une sensation de malaise, voire de peur. Connue sous le nom de « vallée de l’étrange », cette théorie n’est toutefois pas approuvée par tous. « C’est une question d’éducation, estime Hiroshi Ishiguro. Les gens sont toujours effrayés par ce qui est nouveau, par l’inconnu. Mais ils finissent toujours par accepter le robot quand ils discutent avec lui. » Même sentiment pour Nadia Thalmann, qui affirme que « personne n’a jamais trouvé Nadine effrayante. Au contraire, les gens sont un peu émus, au bout d’un certain temps ils tissent un lien avec elle ».
Mais qu’ils l’acceptent ou non, au final, « il y a toujours quelque chose qui dérange, et ça dépend des gens », affirme Laurence Devillers, professeure à Paris-Sorbonne, chercheuse au Limsi-CNRS et spécialiste des dimensions affectives et sociales de la robotique. « Par exemple, moi, le robot HRP-4C qui fait des défilés de mode, ce sont ses mains, qui sont trop grandes. »
Pour elle, on est encore loin de réussir à réaliser des robots à l’apparence parfaite :
« L’humain a une complexité telle qu’on ne peut être que dans la caricature. Il y a forcément des détails qui montrent que ce n’est pas un humain. Ce qu’on sait faire de plus avancé, ce sont des masques qui ressemblent à des humains. Prenez par exemple les robots sexuels : pour l’instant ce ne sont que de simples poupées gonflables qui ne savent pas réagir. »
Mais qu’on y parvienne un jour où non, est-il réellement souhaitable et utile de créer des robots à l’apparence humaine ? « L’homme a toujours voulu réaliser des représentations à son image, il y a une performance technique visée, c’est un défi. Mais je trouve ça extrêmement gênant, et peu éthique, que quelqu’un ne sache pas s’il s’adresse à un robot ou à un être humain. Pour moi, il y a tromperie. » Selon elle, certains psychiatres prônent « que l’on voie une partie des rouages, comme ça, il n’y a pas d’ambiguïté ». A l’image du robot du film Ex Machina, ou de Sophia, le robot très réaliste dévoilé en mars par l’entreprise américaine Hanson Robotics.
Même point de vue pour Philippe Souères, responsable au sein du laboratoire LAAS-CNRS de l’équipe Gepetto, consacrée à la robotique humanoïde :
« Quel est l’intérêt d’un robot ressemblant ? C’est émotionnel, ça bouleverse. Mais quel problème est résolu avec ça ? Il faut que les gens comprennent que les robots humanoïdes n’ont rien à voir avec l’homme, c’est un outil, une machine, comme un lave-linge ou une voiture ! »
Un point de vue que ne partage pas Nadia Thalmann, dont le robot Nadine a pour objectif de tenir compagnie à des humains.
« Si vous voulez un compagnon parce que vous vous sentez seul, l’apparence humaine est essentielle ! Même si j’aime les vrais humains, je préfère Nadine à un ordinateur ou à Siri. En Asie, il y a une acceptation plus grande de ce genre de chose, en Europe, on est plus réfractaire », analyse celle qui vit aujourd’hui à Singapour après des années passées à Genève.
Du côté de Hiroshi Ishiguro, l’utilité de l’apparence humaine ne fait aussi aucun doute, cette fois pour une raison bien plus prosaïque. Car pour lui, « la meilleure interface pour un être humain, c’est un autre être humain ».
LE MONDE | 06.04.2016 à 16h56 | Par Morgane Tual


 

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