"En effet, ce qui manque encore à nos banals robots actuels, programmés en « IA » (intelligence artificielle), ce n’est pas le raisonnement, mais c’est la « RA » ou la réflexion artificielle. Or, pas de réflexion sans l’intime liberté de peser le pour et le contre, ce qui requiert le jugement de valeur. Bien sûr, pas de jugement de valeur, sans une once de réaction affective." (extrait de l'avertissement dans mon dernier recueil de nouvelles)
Neurobiologie Le Temps vendredi 29 octobre 2010
A la source de la conscience,
l’émotion
Comment l’homme a-t-il développé
une conscience très sophistiquée de lui-même? Interview
En montrant comment les émotions
sont au cœur de notre organisation sociale et cognitive, il a donné aux
neurosciences leur supplément d’âme. Mondialement connu pour ses travaux théoriques
et expérimentaux, le neurobiologiste portugais Antonio Damasio, directeur de
l’Institut du cerveau et de la créativité à l’Université de Californie du Sud
(Los Angeles), explore inlassablement les liens entre le corps et l’esprit.
Dans son dernier ouvrage, L’Autre Moi-Même*, il tente de cerner l’ensemble des
processus biologiques et évolutifs qui ont abouti, chez l’homme, à la
conscience et à la notion de soi.
– Le premier chapitre de votre livre s’intitule
«Redémarrage». Pourquoi?
Antonio Damasio: Parce que ma réflexion sur les
découvertes récentes des neurosciences m’a conduit, ces dernières années, à un
profond changement de point de vue. Sur l’origine et la nature des sentiments,
comme sur les mécanismes sous-jacents à la construction du soi. Il y a encore
dix ans, je me préoccupais avant tout, comme tous les neurobiologistes, de
comprendre ce qui se passe dans le cortex cérébral. Or je suis désormais
persuadé que les fondements de la conscience ne se situent pas dans le cerveau,
mais dans le tronc cérébral. On a longtemps cru que cette structure, située
au-dessus de la moelle épinière, était un simple centre de passage des voies
motrices et sensitives qui relient le corps et le cerveau. Mais elle se révèle
bien plus essentielle que cela: c’est à son niveau que prennent naissance les
sentiments primordiaux – par exemple ceux du plaisir ou de la douleur.
– Quelle importance cela a-t-il?
– Le tronc cérébral étant une
partie ancienne du cerveau que nous avons en commun avec bien d’autres espèces,
cette découverte jette un grand «pont» biologique entre les organismes qui
n’ont pas de cerveau et ceux qui en ont un. Les sentiments et la conscience
trouvent leur origine chez des organismes très simples, y compris des êtres
unicellulaires comme l’amibe ou la bactérie! Car même sans cerveau, la petite
amibe va chercher de l’énergie, la transformer, se défendre des attaques,
saisir des opportunités, selon des principes de régulation qui, bien plus tard
dans l’évolution, feront émerger la conscience.
– A quoi sert alors
le cerveau?
– Avant de parler du
cerveau, il faut parler de la conscience. Celle-ci donne aux espèces qui en
sont dotées la possibilité, à un très haut niveau, d’organiser leur survie de
façon efficace – et à l’espèce humaine la possibilité de rechercher son
bien-être. Et l’évolution de la conscience s’est faite en plusieurs étapes dans
le règne animal.
– Lesquelles?
– Il y a d’abord la
conscience «noyau»: une forme de conscience interne, sans mémoire profonde, qui
permet à l’animal d’appréhender son environnement à travers son système nerveux
et sensoriel. La conscience «autobiographique», ensuite, permet aux animaux
supérieurs, tels que les mammifères et les oiseaux, de garder en mémoire des
expériences passées, de disposer d’objets mentaux, d’éprouver des émotions. La
conscience «étendue», enfin, peut être attribuée aux grands singes, qui se
perçoivent eux-mêmes comme sujets pensants et agissants. Et puis, il existe la
conscience «de soi»: la nôtre.
– Comment le cerveau
rend-il l’esprit conscient?
– C’est la grande
question. Tout au long de l’évolution des mammifères, notamment des primates,
l’esprit devient de plus en plus complexe. La mémoire et le raisonnement
s’étendent, le processus du soi prend de l’ampleur. Jusqu’à ce que survienne le
cerveau humain, qui permet, en association avec la conscience autobiographique,
l’apparition du langage. Il devient alors possible aux humains de créer la
culture, et d’organiser leur survie selon des principes qui ne sont plus
seulement biologiques. La culture nous libère de l’esclavage de la biologie.
– Vous venez de
recevoir le prestigieux prix annuel de la Fondation japonaise Honda pour vos
travaux pionniers dans le domaine des neurosciences, notamment pour votre
théorie des «marqueurs somatiques». De quoi s’agit-il?
– C’est une théorie que
j’ai élaborée dans les années 1980, lorsque j’ai commencé à soupçonner que les
émotions jouaient un rôle très important dans nos comportements cognitifs.
J’avais fait, à cette époque, une rencontre déterminante avec un malade âgé
d’une trentaine d’années qui venait de subir une opération du cerveau. Il n’en
avait gardé aucune séquelle apparente, mais il avait subi un changement radical
de personnalité. Il était formidablement intelligent, mais ses décisions
étaient complètement étranges et déraisonnables. Or ce malade semblait ne plus
ressentir d’émotions. C’est alors que j’ai commencé à développer l’idée des
marqueurs somatiques, selon laquelle nos raisonnements se fondent, en partie,
sur une échelle de valeurs dictée par nos émotions. Si on a vécu quelque chose
avec beaucoup d’enthousiasme, ou de peur, cette expérience laissera dans notre
chaîne de pensée une sorte d’empreinte, qui sera ensuite déterminante dans la
qualité des décisions que nous prendrons.
* «L’Autre Moi-Même. Les nouvelles cartes du
cerveau, de la conscience et des émotions», Editions Odile Jacob, 416
pages.
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